Tous premiers de cordée… Mais pas en même temps, bien sûr !
Sur la photo de présentation, Isabelle conduit notre cordée sur le Lyskamm. Et le guide est en second de cordée…
Cela mérite d’être explicité.
Est-ce un certain sentiment de fragilité dans cet environnement de montagne de plus en plus compliqué à cause du réchauffement climatique qui m’incite à mettre des mots sur ma pratique de guide de haute montagne ?
Est-ce le poids des années ou, au contraire le plaisir exprimé par mes compagnons de cordée durant cet été 2018, qui m’invite à partager cette expérience vécue ?
Pourtant, il n’y a rien de vraiment nouveau dans ma pratique d’alpiniste ou de guide de haute montagne, juste l’envie de mieux expliquer le sens et les multiples réalités de ce « faire ensemble » en alpinisme, qui me comble tant. Un « faire ensemble » que j’essaye de conjuguer en toutes saisons et dans tous les domaines de montagne que je pratique: le ski de randonnée, les expéditions et maintenant l’alpinisme.
Parmi toute les activités de montagne, l’alpinisme est celle où la notion de lien, de faire ensemble est directement vécue, physiquement et presque viscéralement. Grâce à la corde qui relie deux personnes, à cette cordée qu’elles constituent, être encordé avec une autre personne est une relation très particulière dont les conséquences peuvent être dramatiques. Et cette composante, cette relation à la mort, marque l’alpinisme d’un sceau très spécifique.
En alpinisme, la notion de cordée est au coeur de l’organisation de l’activité, mais aussi de sa représentation symbolique.
Être premier de cordée,
une expérience forte et motivante.
C’est à cet endroit que se cristallise toutes les couleurs émotionnelles, relationnelles et techniques de l’activité. C’est à cet endroit que ce joue toutes les prises de décision, les hésitations, le choix de l’itinéraire, faire un pas de plus…, ou pas.Pour moi, en tant qu’alpiniste, ce qui m’importe c’est de permettre à chacun des membres de ma cordée de vivre et de partager des émotions belles et fortes en montagne, des expériences inspirantes et sources de progrès. Je veux donc proposer une expérience de premier de cordée à mes compagnons de cordée ou à la cordées qui m’accompagne… Et surtout à chaque participant.
« Faire ensemble » en alpinisme =
Nous sommes tous des « Premiers de cordée ».
Cet été, c’est le slogan, le paradigme qui construit l’ensemble de mon activité, du Tour du Mont Blanc par les glaciers à la traversée de Bionassay. De la Meije Orientale au 4000 de l’Oberland et aux Alpes Autrichiennes.
- « Tous Premier de cordée… » ? Même et surtout les personnes qui découvrent ou débutent dans l’art de gravir des montagnes, qui réalisent leur première course. Et à l’inverse, nous sommes aussi tous des « Second de cordée », même et surtout le guide de haute montagne que je suis.
- « Tous Premier de cordée… ». Pas de contrainte dans cette phrase forte, juste un chemin d’expérimentation, proposé, expliqué, préparé et surtout vécu ensemble.
Mais concrètement, comment est-ce possible, alors que tout nous pousse à faire, à être le contraire ?
Comment prendre en compte chaque participant, chaque membre d’une cordée et s’intéresser à cette espace relationnelle entre les uns et les autres ?
Il s’agit en premier lieu de bien choisir l’objectif.
De choisir le projet de course le mieux adapté à la personne ou aux membres du groupe. D’être capable d’analyser le parcours projeté, de le découper en tronçon correspondant à des taches à réaliser, à des compétences à mettre en oeuvre. Il s’agit aussi de bien les identifiées, de bien les exprimer.
De comprendre où sont nos zones de confort, celles où justement nous pouvons être « Premier de cordée ». Puis le plus simplement possible, il suffit de répartir les portions de l’itinéraire, de les partager au sein de la cordée. Car, si l’itinéraire a été bien choisi, tout le monde est capable de faire une partie de la course en tête. De faire sa part du job… Pour le bénéfice des uns et des autres, dans l’immédiat de l’instant comme à plus long terme.
« Faire ensemble » en alpinisme. Cela semble très simple, presque enfantin.
C’est pourtant un changement radical de représentation, d’imaginaire de l’activité alpinisme. La notion de premier de cordée prend une toute autre dimension quand elle est expérimentée par tous. Les différences de compétence au sein de la cordée sont vécues différemment, sans être figées ou hiérarchisées, dans une perspective dynamique de partage et de transfert de savoirs.
C’est un changement épistémologique d’une portée beaucoup plus importante qu’il n’y parait.
Ce qui change c’est d’abord le plaisir.
Le plaisir de faire par soi-même, mais aussi pour l’autre, avec l’autre. Le plaisir aussi de permettre à son compagnon de cordée de vivre cette expérience particulière. Et celle-ci est véritable différente, quoi qu’on en dise.
Ce qui change c’est aussi la sécurité.
La notion de sécurité n’est plus vécue de la même façon. Elle devient la préoccupation de chacun. Dans l’immédiat de la situation comme à plus long terme. Chaque course réalisée ainsi augmentent l’expérience de chacun, techniquement mais aussi relationellement, dans la mise en oeuvre de ce faire ensemble. Une forme d’intelligence collective est mise en oeuvre, et le groupe est aussi auto-apprenant.
« Faire ensemble », c’est aussi plus difficile.
Par exemple, dans les Enfetchores, j’ai eu bien du mal à laisser Olivier passer en tête sans ressentir trop d’inquiétude, sans exprimer mon appréhension.C’était d’ailleurs la première fois que je vivais cette expérience de second dans ce style d’itinéraire, un terrain peu difficile mais où la cordée évolue simultanément sans point d’ancrage intermédiaire.
Quand la voie d’ascension est plus difficile, tout est plus simple !
Tordre le cou aux enjeux de l’égo en ajustant le niveau de complexité, de difficulté ou d’engagement de la voie choisie, pour qu’elle soit en adéquation avec la compétence de la cordée constituée, reste un exercice difficile rendu encore plus complexe par les enjeux économiques et symboliques du métier de guide.
Le « faire ensemble » en alpinisme peut également se vivre à plusieurs cordées.
C’est l’image d’un groupe qui construit ensemble un projet d’ascension et où chaque cordée en son sein partage le leadership, à tour de rôle. Le choix de la cordée qui évolue en tête peut également se vivre sur le mode de la réversibilité. Et ce n’est pas forcément la cordée la plus compétence qui ouvre le chemin.
Cet alpinisme collectif élargit le cadre de cette réflexion en y ajoutant la notion de groupe avec toutes les interactions entre les participants. Nous voici dans le domaine de la psychologie sociale et d’une réflexion d’ordre systémique. Il s’agit alors de réfléchir, d’interroger la notion de membership, avec des personnes acteur de leur projet d’ascension et avec le leader qui est à l’intérieur du groupe.
« Faire ensemble » au féminin.
C’est la question de la place de la femme dans une cordée?
Et la réponse est… En tête, bien sûr !
L’alpinisme comme beaucoup d’activités sportives reproduit trop souvent les schémas classiques de notre société du XXI ème siècle où la femme a bien du mal a s’y exprimer à l’égal de l’homme (pour faire rapide…).
Mais tout est plus simple quand, dans un groupe d’alpinisme, la notion de genre n’est pas prise en compte, quand les rôles sont simplement partagés, à tour de rôle. Il est même possible, pour renforcer l’expérience vécue, d’instaurer des cordées féminines ! Terminé pour autant, les enjeux de pouvoir, les jeux de séduction ? Bien sûr que non, ce serait trop simple.
« Faire ensemble »?
Mais au final, qui décide, où et comment ?
C’est bien sûr la personne la plus compétente qui au final prend les décisions. Comme en ski de randonnée, les modalités de prise de décision peuvent être vécu de manière collaboratives, mais la décision appartient au seul leader du groupe, qui aura d’ailleurs à en rendre compte au ministère public en cas d’accident.
Dans le cadre d’un projet participatif, la notion de préparation, de briefing et de débriefing constituent une part importante de l’activité, pour souligner à la fois ce qui a bien fonctionné et ce qui n’a pas vraiment marché. Le débriefing prendra une place encore plus importante en cas d’incident ou de presque accident. Apprendre de ce qui a bien fonctionné est tout aussi important que d’apprendre de nos erreurs. C’est l’une des contributions de la psychologie positive.
Welcome Onboard.
En cet été 2019, je vous donne donc rendez-vous, crampons aux pieds, sur les plus beaux sommets des Alpes, ceux que nous aurons choisi. Tous mes projets de l’été se retrouvent sur cette page consacrée à l’Alpinisme et à cet entre-deux alpins qui me plait tant et qui construira peut être le prochain volume de « Alpes secrètes ».
Me voici à l’orée d’une nouvelle saison d’été qui débutera à mon retour du Népal. Mais ,je sais déjà que cet été sera passionnant, intense et d’une belle complexité, quelque soit le niveau de la course ou le massif choisi.
Au plaisir de cette prochaine rencontre…
Et surtout, n’hésitons pas à discuter, échanger sur ce « faire ensemble » en alpiniste.
Vous commentaires, remarques et retours d’expérience sont les bienvenues.
Paulo_bientôt en partance pour la GTA à ski
Le 28 Février 2019
« Faire ensemble » en alpinisme…
En complément, voici un texte écrit à la fin de l’été 2018.
Un été vécu comme un laboratoire, comme un temps privilégié d’expérimentation du « faire ensemble » en alpinisme… Un « faire ensemble » qui me semble d’une belle pertinence et surtout source d’un plaisir décuplé pour mes compagnons de cordée comme pour moi.
La première étape à consister à mettre des mots sur ce concept particulier, non pas novateur, mais rarement systématisé dans une pratique de guide de haute montagne.
Pour moi, c’était la première fois après plus de 30 ans d’expérience professionnelle !
Ainsi est né le texte :
« Tous premier de cordée… Mais pas tous en même temps !
Ce texte se fonde sur quelques hypothèses fortes, qu’il serait bien sûr nécessaire de valider et d’approfondir. Certaines vous sembleront des évidences, mais elles sont peut être utiles à rappeler.
- 1… On ne vit pas les mêmes choses en tant que premier de cordée ou second de cordée. Ce qui est vécu par le premier de cordée a beaucoup plus d’intensité que la même situation vécue par le second de cordée. Il y a plus de satisfaction, plus de plaisir a évoluer en premier de cordée, par nature. Il n’est donc pas légitime que ce rôle soit toujours assumer par la même personne. Mais pour qu’il y ai des premiers de cordée, il faut aussi des seconds de cordée…
- 2… La compétence d’une cordée ne s’évalue pas à la seule compétence du leader. Au contraire, la cordée est comme une chaine et sa résistance se mesure par son maillon le plus fragile (quelque soit la nature de cette fragilité : technique, physique, mental ou relationnel). L’alpinisme est donc fondamentalement une activité de transmission ! Où la personne la plus compétente doit (et c’est vital pour elle) transmettre ses compétences. A la fois pour la sécurité de la cordée, mais aussi pour pouvoir aborder plus tard, d’autres itinéraires plus complexes ou plus difficiles. Transmettre est donc une nécessité (pour tous, même pour les guides !).
- 3… Dans une activité de pleine nature et surtout à risque, l’apprentissage se pense, se construit plutôt avec les concepts de « résolution de problème » et de « learning by doing ». Pour « réellement » apprendre, il est donc nécessaire de faire par soi-même, dans le cadre d’un projet construit et préparé. Il est donc nécessaire de passer en tête, quand c’est possible, dès que c’est possible. Et le plus possible ! Et de partager ce plaisir…
- 4… Une course d’alpinisme n’est jamais homogène dans sa complexité ou dans sa difficulté. Il y a donc toujours moyen de trouver une ou plusieurs parties qui soient réalisable par la personne la moins compétente. Il y a toujours moyen de partager la réalisation de l’ascension choisie.
- Au bénéfice de l’un comme de l’autre…
Quelques mots de Colette, participante à la saison 2 du Tour du Mont Blanc par les glaciers, en juillet 2018.
« Je t’ envoie aussi un retour sur mon vécu de l’année dernière et sur l’ aspect du faire ensemble qui est comme tu le dis ta signature:
Ta pratique du métier de guide est très enrichissante pour tes compagnons:
– Tu prends le temps de bien préparer la course, cartes à l’ appui avec nous ce qui nous permet de tous adhérer à l’ objectif du lendemain
– Tu debriefes avec le groupe, chacun exprime son point de vue, son ressenti, tout est donc clair sur le vécu de chacun et on est dans un processus d’ amélioration
Concernant la notion de cordée et le «faire ensemble »:
Pendant la course, chaque cordée est autonome grâce aux duos (ou triplettes) que tu as constitués. En tant que participante, j’ai ainsi vécu plusieurs expériences pendant ce TMB:
– avec Olivier ou Laurence, je me sentais en confiance tout en restant bien sûr aux aguets ayant conscience des « risques » partagés avec mon compagnon, j’ai alors connu des moments de satisfaction, de plaisir en tête aussi avec l’ impression de progresser. Le mot cordée a pris alors toute sa valeur.
– quand j’étais avec Evelyne, j’avais plus de mal à me concentrer et à éprouver du plaisir, j’étais crispée….
– avec toi, j’étais « impressionnée » par l’ œil du maître (ça doit remonter à loin…)je paniquais un peu et je n’étais pas trop à l’ aise, bref j’ étais « dans mes petits souliers »
Il me semble donc que dans cette notion fondamentale de cordée, le ressenti peut être exacerbé en positif ou négatif….mener la cordée m’ a procuré du plaisir, de l’ assurance même dans le premier cas évoqué
Pendant ce TMB, on a toujours pris le temps de faire, de profiter sans précipitation et bénéficié aussi de ton enthousiasme et ton dynamisme! Tu étais notre chef d’ orchestre!
Jusque là, j’étais toujours partie en course avec un guide classique et je me suis rendue compte que je n’avais rien appris (aïe, ça fait mal!) car j’avais suivi le guide et c’est tout. On fait la course, le temps est compté… De plus, il est difficile d’établir une relation humaine…..
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